Art esthétique contre art conceptuel
Cette sculpture a vu le jour grâce à l’invitation des collaborateurs de la galerie d’art Hamaayan à créer une structure en vue d’une exposition de terrain devant être inaugurée lors de la fête de Shavouot, en parallèle à une foire d’ateliers d’art. Chaque artiste qui y participait reçut un épouvantail en forme de croix en bois surmonté d’une planche rectangulaire en bois. L’épouvantail mesure environ deux mètres de long. La directive était de créer un champ d’épouvantails unique en son genre ou si on préfère une armée d’épouvantails. Chaque créateur pouvait laisser libre cours à son imagination créatrice et ses associations d’idées. Chacun apporta son plan sur la base générique en bois. J’ai remarqué que la plupart des artistes avaient ôté la planche du haut.
Quand j’ai reçu l’épouvantail, j’ai immédiatement vu un crucifix et l’image de Jésus crucifié s’est imposée à moi. Cela me semblait si évident que je ne pouvais pas penser à autre chose. Au bout de six années de lecture du Nouveau Testament et de recherches en art chrétien pour mes études de maitrise en histoire de l’art, il est très malaisé de se dégager des images iconiques qui figurent dans tous les aspects de la culture occidentale, depuis le premier siècle de notre ère à l’art contemporain, art visuel, littérature, cinéma et tous les arts intermédiaires. Cet arrière-plan met la culture juive à l’écart du monde occidental de manière très distincte dans la mesure où le judaïsme rejette ces images au mieux ou les ignore totalement au pire.
A l’exception de quelques artistes parmi la génération des pères fondateurs de l’art israélien, il n’y a pratiquement pas de référence aux icones chrétiennes. Kadishman est identifié à ses peintures de moutons, dans une aura romantique du berger dans le désert israélien. Mais combien d’israéliens connaissent la sémantique de l’agneau, symbole de l’innocent sacrifié, représentation de Jésus mort pour les péchés des hommes. Ces agneaux ont été interprétés comme le symbole des jeunes soldats de l’armée, tombés victimes, mais même ainsi il n’est pas évident que le regardant fait le lien avec la notion chrétienne de sacrifice, que tout enfant occidental ferait.
Quand cette croix nue se retrouva dans mon petit atelier, trop longue pour l’étendre par terre ou la dresser, je me suis demandé ce qu’elle signifiait pour moi. Ce crucifix est le symbole du sacrifice absolu, la douleur de l’innocent, du vulnérable, qui n’ouvre pas la bouche et ne résiste pas, laisse prendre son corps, l’attacher, le tuer, le poignarder, le briser, le laisser saigner sur la croix, au soleil, dans la tempête, la chaleur et le froid. Tout est permis. Il y a ceux qui commanditent et ceux qui bénissent. La victime que je me représente c’est l’animal, en particulier ceux qui sont voués à l’industrie alimentaire, sacrifiés par millions chaque jour pour les péchés de l’homme : viande animale, mode animale, plaisirs et chasse, expériences par des laboratoires d’un autre âge, sans réelles conclusions. Une vaste série d’atrocités démoniaques, qui commencent par l’arbitraire du cœur jusqu’à l’émoussement des sens, pire jusqu’à l’acceptation de traditions sadistes. Tout est casher.
Je ruminais ces pensées tout en esquissant des ébauches et graduellement, le concept, les matériaux, le texte se cristallisaient. Quiconque connait la prière Unetanne Tokef (un poème liturgique pour Rosh Hashana et Yom Kipour) comprendra la source de ce célèbre poème Who by Fire du non moins célèbre Leonard Cohen, un texte qui parle de morts troublantes. Le texte est juif mais Leonard Cohen pensait que le reste du monde comprendrait les messages qu’il contient et qui ont le pouvoir de toucher le cœur. Je pensais à ce poème, un peu plus connu que le texte original et après longue réflexion, j’en ai extrait quelques paroles que j’ai notées sur un tableau blanc avec la même couleur rouge que j’ai étalée sur la croix. Sur cette croix rouge j’ai suspendu une tête de mouton, une aile d’oiseau, une tête de coq et des mamelles, tous sculptés dans de l’argile. En tout, une croix rouge, des membres d’animaux et un texte célèbre. Des symboles très simples et des couleurs immédiatement intelligibles. Du moins, c’est ce que je croyais.
Et voilà ma croix sanglante debout dans le champ de la Galerie Maayan Art parmi les autres différents épouvantails qui affichaient des messages d’amour, des cœurs et d’autres choses moins évidentes. J’ai vu les visiteurs passer entre les statues et je ne pouvais pas imaginer ce qu’ils comprenaient. A ma surprise, beaucoup de gens ne connaissaient pas les paroles de la chanson. Certains même ne connaissaient pas Leonard Cohen. Ils n’ont pas reconnu la croix et n’ont pas compris sa signification. Je n'ai pas vraiment trouvé de commentaires sur le web. J’espérais qu’il y aurait une discussion sur le sujet. Ma sculpture fait ressortir une idée très spécifique, provenant de la colère profonde et du sentiment d’impuissance face aux horreurs perpétrées chaque jour contre des créatures vivantes, sans défense et on ne peut plus innocentes.
J’ai également publié une photo de mon crucifix sur le groupe Facebook Art des Animaux, d’artistes du monde entier. Ils ont probablement identifié la croix et les animaux mais les réactions étaient houleuses et brutales. A ma surprise, ils croyaient que c’étaient des membres de vrais animaux que j’avais pendus sur une croix. Ils étaient choqués et la remarque que ce n’est pas de l’art s’est répétée à plusieurs reprises, on m’a dit que c’était dégoutant et tordu. De temps à autre, je répondais que les membres des animaux étaient en argile et que c’était tout simplement une représentation de l’animal victime de l’industrie alimentaire entre les mains de l’homme. La tempête dura toute une journée dans une résistance hostile qui me laissa vraiment interloquée. Au lieu de se concentrer sur le message, les gens se sont acharnés dans la haine et contre la technique utilisée. Ce fut une bien étrange expérience pour moi. Elle prit fin avec la suppression du message, probablement par les administrateurs du site.
Il est vrai que j’ai une longue expérience dans les travaux esthétiques, aux sujets charmants, y compris des illustrations de livres remplies d’humour, des portraits de gens sur leur trente-et-un, des animaux, des enfants et un peu de mode. Les commentaires ne me viennent que de gens satisfaits. Mais j’ai toujours pensé que ce n’est pas cela le travail de l’artiste puisque les portraits ne sont pas considérés par les institutions d’art en Israël et que ces œuvres esthétiques ne sont finalement que des décorations. Pourtant, les galeries en Israël sont remplies d’œuvres provocantes qui ont depuis longtemps abandonné l’esthétique. Le conceptuel est devenu pour ainsi dire la face exclusive de l’art.
Pour terminer, c’est la première fois que je crée une œuvre qui émane d’une émotion bien spécifique et qui brule en moi, basée sur des horreurs et des images qui sont à l’exact opposé de l’esthétique, qui me hantent et me torturent. Je ne sais pas comment d’autres artistes réagissent mais peut-être que c’est ce qui fait de moi une artiste véritable en fin de compte ? Une telle mise à nu d’une émotion âpre, d’une frustration constante et le désespoir dans la nature humaine, voilà les matériaux que j’ai utilisés et qui sont ceux qui stimulent le feu. Finalement, l’art aujourd’hui, c’est de l'esthétique ou du conceptuel?