L’art pour l’art
L’art pour l’art est un privilège!
Durant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, les artistes furent des artisans et l’art une fonction à ramifications multiples, au service de le souverains, riches seigneurs ou négociants enrichis. L’art était également au service de la religion, des cultes, des articles de foi, et pour perpétuer la mémoire. Il servait aussi de documentation, à propager la physionomie du souverain ou même pour faire connaitre les traits de candidat[e]s au mariage. Pour les pharaons, l’art figurait le chemin vers l’éternité. L’art servait de medium de communication avec les dieux et les esprits primitifs des ancêtres de la tribu. L’art a servi à discriminer entre les statuts sociaux dès la plus lointaine antiquité. Dans un certain sens, c’est encore le cas de nos jours. Au fil du temps, l’art s’est subdivisé en branches qui ont connu leur propre évolution et ont créé des ponts entre eux. Parmi ces branches, la décoration intérieure, l’architecture, l’art de l’habillement, des objets, des espaces, l’art graphique, la scène, l’ameublement, la communication, le transport etc…
L’art en soi est un concept relativement neuf dans l’histoire de l’humanité. A partir du moment où l’art a pu se passer d’un patronage dès le XVe siècle en Europe, on se rendait compte que l’artiste est plus qu’un artisan, qu’il est animé d’un esprit et qu’il est un homme de savoir. Longtemps, l’art était enfermé dans des traditions et des canons définis. La connaissance de l’époque, du lieu, du contexte de l’artiste permettait au spectateur de comprendre l’œuvre, l’histoire qui s’y déroulait, les symboles, le message.
Dans le courant du XIXe siècle, les définitions formelles de l’art commencèrent à se déliter. Des fils de familles pouvaient s’adonner à l’art sans avoir forcément recours à un mécène, ce qui permit à la liberté de la création de prendre son essor. Il n’y avait plus d’exigences auxquelles obéir et l’avant-garde devint le fer de lance du mouvement. Les transgresseurs qui ne manquèrent pas d’affronter la famille, les autorités, la société, l’Establishment, comme les expressionnistes, et impressionnistes, sont ceux qui en fin de compte ont laissé leur empreinte dans la mémoire de l’histoire de l’art. Les impressionnistes laissèrent progressivement la place aux cubistes, pointillistes, et autres fauvistes qui rompirent totalement avec la tradition, souvent au grand dam des spectateurs et ouvrirent de toutes nouvelles voies sur la carte de l’art.
Parmi les pionniers historiques, Pablo Picasso, né à la fin du XIXe siècle, a peut-être le mieux pavé la voie de l’avant-garde. Comme tous les artistes de renom qui l’ont précédé, Picasso, lui-même fils d’un artiste et maitre d’art, a débuté très jeune. Il a étudié l’art de manière méthodique et passa sa jeunesse à affûter ses capacités de peinture réaliste, fidèle aux traditions, pour acquérir une maitrise sans faille. Pour ce faire, il copiait les chefs d’œuvres des plus grands maitres. Il excellait dans la peinture naturaliste. Mais déjà dans sa vingtième année, il commença à expérimenter la peinture symboliste, réputée comme sa « période bleue ». Plus tard, il développa le cubisme et à sa suite, le cubisme synthétique. Ces mouvements constituaient la fine fleur de l’avant-garde, des expériences pionnières, infiniment plus complexes au niveau de la compréhension que ses œuvres plus communicatives de style classique.
A ce stade, la carrière de Picasso était sur les rails. C’était un artiste estimé, qui avait su s’imposer et pouvait passer haut la main les examens d’entrée de tous les instituts d’art auxquels il pouvait prétendre. En outre, il n’avait pas à gagner sa vie ; il était pris en charge par sa famille qui en avait les moyens. Plus tard, il bénéficia de l’appui d’amis proches à Paris à l’époque où il y vivait et travaillait. Picasso était libre, mentalement et matériellement de s’adonner à des expériences, de jouer avec des styles de l’ancien monde et sans crainte expérimenter des potentialités et repousser les limites toujours plus loin. Il ne courait aucun risque majeur dans son monde mais il n’en reste pas moins que les codes de l’ancien monde continuaient à s’exercer malgré tout.
D’un côté donc, Picasso reçoit une éducation artistique classique en Espagne où il passe son enfance avant de venir en France ; il maitrise les outils et l’expression de l’art traditionnel. Par ailleurs, très tôt, il lui est donné loisir de s’essayer à tous les genres qu’il souhaite. Tout cela dans le monde d’avant les deux grandes guerres, dans lequel les codes sont encore clairs. Le monde culturel qu’il rencontre bouillonne autour de lui mais il y a encore des limites à enfreindre!
Picasso, l’archétype de l’artiste avant-gardiste, se déploie dans une société très très formatée, avec ses codes de savoir-vivre, ses normes culturelles et la signification claire et nette de chaque concept, une société hiérarchisée aux classes sociales bien distinctes, des pays bien différents les uns des autres, des artisans, des professionnels spécialisés, des frontières nettes, tant physiques que culturelles à tous les niveaux de la vie. Tous ces principes sont à la source de la révolte. La connaissance et l’expérience pratique de l’œuvre au sein de toutes ces règlementations lui permettent de distinguer entre ce qu’il y a et ce qui n’existe pas, entre le sens de l’existant et celui de l’inexistant. Dans ce contexte, il se prête à des tentatives dans des domaines et des techniques nouvelles. Rébellion artistique de jeunesse.
Bien des artistes ont pris de la graine de Picasso et la liberté de création alla s’amplifiant dans tous les domaines artistiques. L’avant-garde s’amplifia jusqu’à représenter le nec plus ultra en art. Dans le courant du XXe siècle, seuls les plus provocateurs laissèrent des traces dans les pages de l’histoire de l’art. Depuis l’urinoir renversé de Marcel Duchamp, en passant par Casimir Malevich et sa toile blanche (composition suprématiste : blanc sur blanc, 1918), le surréalisme et les artistes de l’abstrait, les artistes pop des années 60 qui semblent parfois juste se moquer de leurs spectateurs, avec Andy Warhol et ses boites de soupe. Les minimalistes dépouillèrent l’art de tant de nuances et de styles ancrés depuis des générations. Par la suite, les artistes conceptuels, qui en fait trouvent leur origine chez Duchamp en 1917, donnent un grand coup de pied aux principes traditionnels de l’art : abolition de la qualité visuelle puisque l’art n’est plus que visuel mais porteur d’un concept plus grand que la seule vision. Abolition de l’original [Andy Warhol à nouveau, avec ses reproductions à répétition]. Abolition de l’idée d’autonomie : l’art a désormais pour mission de transmettre des concepts, une narration, une critique du monde réel actuel. La suppression la plus triste à mes yeux est l’abolition de l’habileté manuelle. Désormais, les artistes ne sont plus tenus de suivre l’itinéraire de Picasso pour consolider la méthode classique dans le dessin ou quelque autre medium artistique. Inutile d’apprendre à connaitre les grands maitres des siècles précédents. L’esthétique finit par devenir une convention, semblable à un contrat juridique, dépendant d’un discours convenu dans lequel on attend de l’artiste une critique, de la société, de la culture, de l’Establishment dans son ensemble (voir : cours d’initiation à l’art moderne par le Prof. Ester Levinger, Université de Haïfa).
L’appareil photo, qui a connu un énorme essor, s’est allégé et devenu facile à transporter, a libéré définitivement l’artiste de toute obligation, de connaissance technique ou historique, culturelle ou artistique. Tout un chacun peut créer, tout le monde crée.
Moi-même, en tant qu’artiste j’estime que le monde de l’art est tenu à des créations originales, inédites, dépourvues de public défini, et – à Dieu ne plaise- de mécène, comme aux temps obscurantistes de patrons et du clergé fortune, qui ont sustenté des générations d’artistes. D’un autre côté, la contrainte de gagner sa vie est toujours plus pressante. J’appartiens à la catégorie des « entrepreneurs exonérés”, autonome qualifiée à délivrer des reçus. Je n’entre pas dans la catégorie des ayants-droits à la subvention covid pour indépendants, et certainement pas dans celle des salariés ayant droit au chômage. Je crée de l’art sur commande. Peut-être peut-on parler « d’art engagé «, ce qui passe aujourd’hui pour la pire forme d’art, celle qui se fait à la demande d’un client. Le client paye. Des commentateurs éclairés me soufflent à l’oreille que je devrais en avoir honte, car quel artiste gagne sa vie par son travail, transforme l’art en industrie contre espèces sonnantes, sales et dégradantes ? Car pour l’artiste qui vit de son œuvre, il est de bon ton d’avoir faim et de ne subsister qu’au gré des caprices de la mode, des structures sociales, de l’air du temps. C’est dans la douleur qu’il lui convient de créer, et non en fonction de l’envie de particuliers qui désirent recevoir un tableau pour en faire cadeau ou qui correspond à la longueur d’un mur à agrémenter à la maison.
Dans ces conditions, qu’est-ce que l’art et que signifie être un artiste? Que reste-t-il de l’esprit de l’art traditionnel? Y-a-t-il une quelconque rationalisation dans la création? Apparemment, il reste encore des limites à enfreindre?
Nous sommes en 2020 et déjà, depuis la fin du XXe siècle, il semble que tout ce qui est donné à l’artiste contemporain est de créer des œuvres provocatives. Il faut stupéfier, secouer, mettre en colère. Il n’existe plus d’interdits, plus de tabous, toutes les vaches sacrées ont été embarquées sur les cargos d’enfer pendant des jours et des mois, envoyées patauger dans leurs remugles, mourir dans d’insoutenables tourments. Elles ont été sauvagement brutalisées par des travailleurs sadiques ; elles sont arrivées à l’abattoir cacher, parfois dans un abattoir pirate. Elles ont été saignées à mort, suspendues par les pattes, la tête en bas, laissées mourir à petit feu de la manière la plus atroce. Tout cela pour être servies finalement dans des services de bon goût, dans des plats élégants, sous des titres fabuleux inventés par des chefs ingénieux. Le cuir de ces vaches est tanné dans des piscines géantes aux confins du tiers monde, travaillé aux produits chimiques létaux par des ouvriers affamés, dont les jours sont comptés, afin d’en faire des chaussures, des ceintures, des sacs, des fauteuils et des tapis stylés et une grande quantité d’objets de mode pour satisfaire une armée d’acheteurs, éclairés, délicats, au gout du jour. Tout est permis et il n’est même pas besoin d’éthique politique. Au contraire, il est très bien vu de donner des coups de pieds à quelque chose, à quelqu’un, à une valeur, à un pays, à quelqu’un d’important, à quelqu’un qui compte beaucoup de followers.
Si vous avez le temps et de l’argent, allez faire de la provocation. Emballez des iles (voir : Christo Javacheff et Jeanne-Claude Denat de Guillebon). Enchainez-vous nu( e ) à quelque monument au souvenir. Mutilez quelqu’un ou quelque chose dans le centre-ville. Citez quelqu’un. Copiez, ça aussi ça marche. Découpez, cassez et remontez le tout ou même ne remontez rien. Photographiez-le de cette manière, tel quel, démoli, démembré, dispersé, sale, grossier, nu, sanglant, repoussant, malodorant, blessé, violé et assassiné, purulent, crachant le feu, aveugle et sourd et tremblant et grinçant des dents.
A présent, écrivez quelques mots. Avec un hashtag. Puis partager sur les réseaux sociaux, avec un lien à Insta, un lien au site, avec référence à l’original, sans original, avec une page d’atterrissage, avec une vidéo sur You tube, sur story, sans lien, avec lien, avec logo ou sans, carte de visite, page business, page perso. Ajoutez les détails de paiement sur bit.