L’artiste, un shaman
En tant qu’artiste spécialisée dans les portraits, je reçois des commandes de manières variées et diverses de personnes qui m’envoient une photo. La plupart du temps, ces personnes me sont totalement inconnues. Il n’y a pas de doute que la situation idéale pour peindre un portrait est de faire poser le sujet pour aussi longtemps que nécessaire, sans bouger, devant moi pendant les séances et de préférence prévoir une série de séances car la pose de la personne vivante fournit tous les petits détails nécessaires à la création d’un portrait dynamique, fidèle aux teintes originales et aux expressions du visage. Mais notre monde postmoderne (ou dirions-nous plutôt pre-apocalytpique) ne permettant pas une longue séance de pose pour un portrait, il nous faut nous contenter d’une photo et d’un petit nombre de photographies adjointes à la principale.
La première difficulté rencontrée en travaillant à partir d’une photographie est d’identifier la couleur des yeux. Une photographie peut facilement induire en erreur. A cela s’ajoute la luminosité par rapport à l’heure et à la location de la photographie. En outre, les expressions sur les photos ne sont pas toujours naturelles et / ou non caractéristiques de la personne réelle. Il arrive souvent que le portrait photographique soit très différent de la réalité. Comme je reçois généralement la photo sur WhatsApp ou par courriel, je ne peux pas me faire une idée de la différence entre la photo et la réalité puisqu’il s’agit de personnes qui me sont inconnues et qu’en principe nous ne nous rencontrons pas. Le portrait est en règle générale un cadeau pour un tiers, parfois même représentant une personne qui n’est plus de ce monde. Il peut donc facilement y avoir un écart entre le tableau et la réalité.
En dépit de la connexion indirecte entre le sujet à peindre et moi, lorsque je travaille sur un portrait, je m’investis pendant de longues heures, parfois des jours, sur la personne car le portrait réaliste exige de se concentrer sur le visage et y introduire tous les détails des tons, détails de la coiffure, du vêtement, des bijoux s’il y en a, des objets qui l’entourent dans la photo, les autres personnes à ses cotes et bien sur l’arrière-plan qui apparait sur la photo.
Tous ces détails constituent des clefs pour moi concernant la personne que je peins. Ils me révèlent qui il/elle est et sans le vouloir, je me prends à penser de plus en plus à cette personne, à ses actes, ses passions, sa profession, sa personnalité. Les nombreuses heures que je passe sur un tableau me ramènent à une réflexion en boucle sur cette personne de manière presque incontrôlable et quasiment à l’instar d’un rituel.
Cet état méditatif de la création, la contemplation dans laquelle un shaman est plongé au cours de sa relation entre l’esprit et la matière, est identique pour moi. L’artiste shaman est un concept longuement discuté par les historiens d’art, comme je l’ai découvert en écrivant ma thèse sur le plafond du Caravage dans la Villa Ludovici et le rapport avec l’alchimie dans son œuvre. Lorenzo Pericolo a publié un ouvrage en 2011 selon lequel [traduction libre] « l’artiste revit l’acte de même qu’un shaman et dirige son contenu émotionnel à travers son histoire et sa force psychologique – un produit secondaire de sa peinture – dans la mesure où elle est transférée correctement, bouleverse le regardant par symbiose empathique. L’observateur ressent et expérimente exactement ce que l’artiste a vu, senti et expérimenté ».
« Le concept shamanique d’émulation ne s’arrête pas au seul domaine de l’alchimie et de la médecine d’où le peintre et théoricien Gian Paolo Lomazzo (1538-1592) l’a adopté au même titre que la rhétorique, la poésie et la théologie. Pour le vrai croyant, le but de cet art est de révéler la vérité divine…Le peintre invite le regardant à voir sa vision, sa vérité fictive…Loin d’incarner la vérité, l’histoire est le point de vue et le regard du peintre à travers lequel le regardant observe la scène et se prouve qu’il s’agit d’une invention vue à travers l’objectif du créateur qui concerne le règne fictif de la peinture »*
Bien que ce texte ait été rédigé à propos du Caravage qui était un artiste au service de l’Eglise catholique et que son œuvre ait eu pour but de frapper le cœur du public chrétien, la perception de l’artiste comme un médiateur spirituel ou émotionnel est validée à mes yeux par les longues heures d’observation de la photographie pendant que je peins. Pour chaque portrait je sens que je dois résoudre un puzzle et démêler un écheveau enchevêtré qui dérobe la personne à ma compréhension. C’est au prix de la découverte de la personnalité du sujet et pas seulement son visage que je peux terminer le portrait à ma satisfaction. C’est seulement à ce moment que le portrait dans son entier est prêt à partir.
Cette élucidation au cours de la création est le cœur de mon travail de Shaman.
*Lorenzo Pericolo, Caravaggio and Pictorial Narrative: Dislocating the Istoria in Early Modern Painting (London: H. Miller, 2011), 297-309.