Portrait de la révolution gaie
J’ai toujours maudit mon anniversaire qui tombe le mois que je déteste, dans la chaleur du mois de juin. Ce qui me remontait un peu le moral autrefois, c’était le fait que juin c’est aussi « la semaine du livre ». Mais au fil des années, je me suis rendu compte que la semaine littéraire en question s’est muée en un mois entièrement dédié à l’industrie cynique de ploutocrates et de propriétaires de chaines de ventes qui font des affaires lucratives aux dépens d’auteurs rejetés aux fins fonds de la chaine alimentaire, privés de droits et de ressources. Aux côtés du « mois du livre » sujet à caution, se consolide néanmoins depuis des années au mois de juin la parade de la fierté. Là aussi, il semble que les affairistes ne manquent pas de tirer profit de l’occasion. Mais par ailleurs, elle constitue la base solide de la lutte pour les droits d’une large population persécutée de diverses manières pendant des générations. Ils ont dû se terrer, avoir honte, vivre dans la clandestinité, dans le secret, avoir peur, fuir. Plusieurs d’entre eux ont été emprisonnés, exécutés, battus, violés, assassinés du fait que leur secret a été divulgué. La honte a creusé la voie à la notion de fierté. Les parades de fierté ont pour but de mettre les marginaux, les parias au centre de la fête, en faire la raison d’être de la fête. Inverser les rôles. Célébrer le corps générique ou en mutation et signaler aux jeunes qui n’ont pas fait leur outing qu’il y a de l’espoir dans le monde. Qu’il n’y a pas de raison de baisser les bras, qu’il faut vivre sa vie en paix avec ce qu’ils sont en dépit des traditions et des codes de l’ancien monde.
Les parades de la fierté se sont répandues au terme de nombreuses années de luttes, parfois sanglantes, leur paroxysme étant dans les années 80 du XXe siècle, avec l’irruption du virus du sida. A ses débuts, le sida fut étroitement associé à la communauté homosexuelle, mère de tous les péchés. Le péché est, on le sait, une des ‘institutions’ modèles de l’Eglise. L’homosexualité conçue comme un vice / péché, est également à la base de la doxa nazie et des doctrines totalitaires. La société conservatrice, par principe religieux ou autres raisons a pris soin d’associer cette maladie atroce à la communauté gaie mise au ban et par conséquent, les différents gouvernements ne jugèrent pas nécessaire de faire diligence pour y trouver un traitement efficace. A partir de là commence le combat de la communauté gaie pour la recherche d’une médication, tout en comprenant qu’il n’est plus possible de se tenir « caché dans l’armoire » car le silence et le secret mènent à la mort… et que les conservateurs ne voient pas forcément d’objection à cette solution.
Les années 80, sont donc devenues le marqueur d’une esthétique queer, basée sur les performances hautes en couleur des marches de protestation et à partir desquelles Netflix a créé une série dont la deuxième saison vient de paraitre sur les écrans. Il s’agit du chef d’œuvre « La Pose », une série qui fait débuter l’histoire dans les années 80, montre le monde comme il est documenté dans la docufiction « Paris brûle », sur la culture gay de la fête et de la compétition. Une communauté marginale qui se débat entre la clandestinité et la norme sociale. L’apport de ces œuvres était en partie nouveau pour moi et m’a ouvert les yeux sur un monde coloré, riche et passionnant dont j’ignorais l’existence. Des récits magnifiques côtoient des histoires très dures de personnages spécifiques. Des films sur Marsha P. Johnson et les émeutes de Stonewall et même des phrases et messages du show de RuPaul m’ont fourni le contexte me permettant de saisir le sens de la série ‘Pose’.
Le spectacle de ‘Pose’ présente un vaste éventail de genres qui tombent dans la catégorie de la « communauté de la fierté », ce qui ne signifie pas que les différents groupes vivent dans l’harmonie. Il existe une variété de groupes, chacun avec ses propres combats et ses conflits internes. Dès le début de la sérié, le thème du sida s’insinue et va en s’élargissant au fur et à mesure que la prise de conscience augmente dans les années 80. Dès les premières étapes de la série, on a du mal à se figurer la nature de la communauté où l’on compte plus de batailles que de collaborations.
En observant de près, les difficultés proviennent du fait qu’il y a plusieurs personnages queer à différentes étapes de leur transition d’homme en femme. Certains sont des hommes gays à l’ancienne, très mâles. Plusieurs d’entre eux ayant été chassés jeunes de leurs familles et vivant très mal cette situation, la pratique s’est établie de créer des maisons de famille artificielles, sous l’égide de ‘mères’, qui elles-mêmes ont survécu à des drames personnels graves. Elles prennent soin des besoins de leurs ‘enfants’ tout en dressant les normes de la maison que les occupants sont tenus de respecter.
La série présente, avec une grande sensibilité à mes yeux, des cas réels de détresse, avec la participation d’acteurs eux-mêmes queer. L’héroïne principale, Blanca (Mj Rodriguez) est la « mère” dans la maison nommée Evangelista qu’elle a fondée pour elle-même et ses « enfants » de la communauté. Elle n’est plus genrée, rejetée par le monde “straight” comme par la communauté gay. La douce Blanca personnifie le cœur sensible et tourmenté de la communauté, menant sur plusieurs fronts les combats auxquels les trans sont confrontés : la famille, le sida, les vétérans de la communauté gay, dans le domaine de la carrière et de la vie personnelle aussi. Une des filles de sa maison est la belle Angel (Indya Moore), aussi une actrice trans, qui « passe » pour une femme ; il est quasiment impossible de croire qu’elle a jamais été ou pouvait être autrement. Sa beauté, son langage corporel et son style transmettent une attitude féminine innée et délicate.
Pray (Billy Porter) est un autre personnage fort qui est responsable des soirées dansantes au club. Son style est si unique à la fois dans la série et dans la vie qu’il semble appartenir à un univers totalement différent. Ses prouesses sur les tapis rouges sont aussi provocatives que son personnage charismatique dans la série. Sa voix, son toupet, son apparence dans la série font la promotion de la communauté et d’un agenda politique au service de la lutte pour les droits LGBT en même temps que la lutte contre le sida. Electra (Dominique Jackson) est encore un autre personnage à trempe. Elle est, comme son nom l’indique, une déesse électrisante. C’est une transgenre, personnage expressif, qui utilise intelligemment sa hauteur exceptionnelle pour des performances extravagantes hors du commun mais jamais ridicules. Sa beauté noble et pénétrante lui permet de gagner sa vie sur une gamme beaucoup plus large d’opportunités que bien d’autres transgenres. Au-delà de la thématique des transgenres, on note que les personnages évoqués ne sont pas tous blancs et que par conséquent, ils souffrent d’une double et triple discrimination : homophobie, transphobie et racisme.
La série est didactique dans ce sens qu’elle offre un contenu écrit pour des non-initiés, sur la base de thèmes comme : le transgenre et sa place dans la communauté gay ; la question des opérations chirurgicales / oui ou non, lesquelles et combien ; les injections de produits plastiques, combien, où, les coûts, les compromis et les embrouilles ; la manière dont les mutations sont acceptées sur et derrière la scène ; la question des moyens d’existence de personnages qui ne sont pas toujours à l’aise sous les regards hétérosexuels ; l’indigence économique qui souvent conduit à la prostitution et ses annexes ; la honte ; la solitude ; l’aliénation d’avec la famille biologique ; la peur ; le sida et le glamour ; l’humour ; les victoires et la créativité ; le désir désespéré de s’assimiler à une société normative et d’être acceptée comme une femme légitime, réussir dans le vrai monde et s’échapper de la scène fermée vers la vie extérieure.
Hormis sa teneur, la série a l’intelligence d’engendrer une profonde empathie avec les personnages. La grande majorité d’entre eux est dépeinte avec sensibilité et humanité, loin des caricatures familières et à l’emporte-pièce des productions de l’ancien monde culturel. Leurs histoires sont généralement tragiques et exposées a une multitude d’injustices, cruautés et abus par à peu près tout le monde hors du groupe and pas mal aussi à l’intérieur. Ajoutez à cela qu’ils sont tous remplis de charme, de créativité, de style et pour cela ils sont fascinants.
Le style visuel de la série évoque, naturellement, les phénomènes des années 80, avec toutes ses variétés, ses modes ‘bling bling’ et outrancières, musique à fond et Madonna, Vogue et sa déesse de la scène Anna Wintour. Tous les éléments et les mouvements de danse sont gracieux et professionnels, cousus mains pour les personnages et souvent de manière flatteuse. Dans le style professionnel typique des séries Netflix, il n’y a pas eu à déplorer de restrictions de budget pour la production d’une série somme toute marginale et probablement destinée à une audience très restreinte.
Finalement, la série est recommandée aux non-initiés comme moi. On y trouve un climat qui, jusqu’à récemment était exclusif à une communauté fermée. Qui plus est, elle est réalisée d’une manière esthétique et généreuse. De plus, la série engendre de l’empathie pour les personnages qui luttent pour leur légitimité dans le courant dominant de 2020. J’ai été émue. Un grand J’aime !
Cette année, il est un peu plus facile de vieillir en juin.