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Propos d’un artiste tourmenté

Propos d’un artiste tourmenté

L’artiste tourmenté est un mythe particulièrement goûté par les américains. Des films biographiques sur Jackson Pollock et Vincent van Gogh sont axés sur les aspects les plus tourmentés des vies de ces artistes, leur vulnérabilité mentale et leur dure routine.

Les vies difficiles de ces artistes ont été transformées en traits de génie dans plusieurs sources et ont inspiré l’archétype selon lequel la souffrances produit les plus belles œuvres d’art.1

Le nouvel album de Nick Cave (Nick Cave and the Bad Seeds) en constitue un exemple contemporain. L’album a été écrit et enregistré après la mort tragique de son fils. Dans son domaine, Nick Cave est un des grands artistes de notre génération et peut-être même de plusieurs générations. Cave est un artiste vraiment spécial, exaltant et complexe, que j’aime particulièrement. Son nouvel album secoue jusqu’aux racines des cheveux. Incontestablement. Son pouvoir suggestif porte une atmosphère mélancolique et même son nom Ghosteen suggère l’esprit errant d’une personne morte, comme l’explique la vidéo d’introduction dans l’album. On a du mal à entendre ses chansons sans relier chaque phrase à la tragédie personnelle de Cave. Mais que se passe-t-il si vous écoutez ce genre d’album sans connaitre le contexte ?

Je crois que c'est précisément l’absence de connaissance antérieure qui permet à l’auditeur de former son lien personnel avec la musique et de faire des interprétations indépendantes des normes. A mon avis, c’est même l’essence de toutes sortes d’arts contemporains, qui ne sont pas recrutés par un patron ou sur la base d’un agenda.

L’art sans entraves offre à l’artiste la liberté de créer à partir d’une émotion, d’une motivation quelconque ou pour atteindre un but. Pourtant, trop de gens croient que l’art est généré par la douleur et que l’artiste doit souffrir pour produire son œuvre merveilleuse, un peu comme « The Thorn Birds »… je me suis heurtée à de telles allégations à l’occasion, parallèlement à l’image romantique bien connue de l’Artiste emblématique.

Mais création - souffrance - folie sont-elles une équation axiomatique ? En tant que créatrice moi-même, cette équation me dérange.

Je travaille sur deux niveaux de créativité : des travaux sur commande pour des portraits et des illustrations pour des livres, textes ou des films. Le second niveau est la création personnelle, parfois pour une exposition, parfois par inspiration personnelle et parfois aussi dans le domaine du design. Dans tous les cas de figures, il m’est important de souligner que c’est une création dans la joie, remplie d’énergie positive, qui me fait atteindre des sommets de satisfaction personnelle.

Mon art est un pur bonheur, Si je ne me sens pas bien, je ne peux pas créer. Quand je déprime ou stresse, l’inspiration me fuit et je ne peux rien imaginer ou créer. Quand je reçois une commande d’un client, je suis fébrile, pleine d’excitation et d’inventivité qui m’incite à créer. Quand il n’y a pas de commandes dans mon emploi du temps, il arrive que les pressions du quotidien m’écrasent et me vident de tout pouvoir artistique. Les jours difficiles, de déprime ou de stress, je m’astreins à créer des listes et me mettre a leur poursuite.

J’ai connu bien des jours difficiles avant d’avoir la chance de devenir une artiste à temps plein. En ce temps-là, il me fallait sacrifier à toutes sortes de petits boulots pour gagner ma vie, sans aucune valeur ajoutée. Au fil des années, j’ai fait tant de jobs différents, dans l’espoir de progresser ou de m’y habituer ou au moins de gagner ma vie et peut-être trouver assez de temps libre à l’occasion pour créer quelque chose, aller voir des œuvres d’art, lire ou écouter. La plupart du temps ce n’est pas arrivé, du fait que j’étais pressée par le temps, épuisée, nerveuse, déprimée et vide de toute inspiration créatrice. En gros, je survivais. La souffrance insupportable mais informelle ne produisit rien de beau.

L’anxiété, qui accompagnait les difficultés économiques et que bien des gens considèrent romantiquement comme partie intégrante de la vie d’artiste, ne suscita aucune création. J’ai travaillé comme serveuse, vendeuse dans un magasin de vêtements, de chaussures, de bijoux, dans une papeterie, un service aux clients, des tas d’autres petits boulots comme la télévente et la vente frontale, dans des grandes surfaces et même du porte-à-porte. J’ai aussi été secrétaire dans un bureau d’avocats, livraisons à domicile par scooter ( avec deux accidents de la route à la clef), j’ai fait de l’aide à la personne pour une femme paralysée. J’ai travaillé dans un centre de sauvetage pour chats ( un travail harassant et poignant)et j’ai été assistante dans une clinique vétérinaire (rien d’héroïque). Ajoutons quelques autres jobs moches et sisyphiques que j’ai réussi à oublier.

La Lumière allait peut-être venir d’un job que j’espérais obtenir depuis longtemps et dans lequel je voyais un moyen de subsistance intéressant. J’ai été reçue dans une chaine de grand magasin très connu dans le domaine culturel. Je dois être très naïve car je croyais qu’ils cherchaient des intellectuels, des gens de lettres – c’était au moment où je touchais à la fin de ma maitrise en histoire de l’art et que j’écrivais ma thèse sur le Caravage et l’alchimie aux XVe-XVIIe siècles dans l’art européen. J’espérais faire usage de mon bagage culturel dans mon travail. Mais la taille de la désillusion et de la supercherie n’avait d’égal que la taille de mes espérances : Cette chaine de magasins aime certes les intellectuels mais par âpreté au gain, au prix de tous les mensonges pour écouler tout et n’importe quoi. Le poste incluait le nettoyage de l’espace de vente, il fallait ranger la marchandise qui arrivait massivement et que l’espace du magasin ne pouvait jamais suffire à contenir. Dans cet espace, pas une toilette pour les employés, ni même de l’eau courante. Un container d’eau potable était parfois fourni et plus souvent manquait. Il était interdit de s’asseoir pendant les heures de service, un minimum de 9 heures, mais en fait illimité, pour un salaire global énigmatique. En outre, chaque employé portait une carte magnétique personnelle qu’il/elle devait faire passer avant toute action sur le boitier d’un ordinateur hypersophistiqué, qui contrôlait chaque opération, depuis la vente jusqu’à la pause et toutes les actions intermédiaires. En matière de pause, on n’avait droit qu’à 15 minutes par service. Alors seulement il était permis de s’asseoir, hors de vue des clients sensibles qui pourraient en être choqués. Cette chaine fait travailler les employés dans des conditions d’exploitation où les droits élémentaires sont bafoués à l’excès, à commencer par la signature des douzaines de pages du contrat dont les employés ne reçoivent pas de copie, jusqu’au paiement du salaire sans permettre au salarié d’avoir accès au nombre d’heures travaillées dans une journée. L’interdiction de s’asseoir durant les heures de travail, souvent un mépris total pour le droit à la pause, l’absence d’un endroit décent pour s’asseoir et manger, d’un coin pour une pause-café où poser une tasse, tout cela est un déni de conditions de vie élémentaires pour quelqu’un qui travaille 8 heures ou plus chaque jour. Une directrice de magasin me dit qu’elle travaillait environ 250 h par mois et je la crois volontiers car j’étais témoin qu’elle était au travail quasiment chaque jour de l’ouverture à la fermeture du magasin. Comme tout était si secret dans cette chaine de magasins, je n’avais aucun moyen d’y envisager mon avenir, la durée, la branche, surement pas le salaire et pour combien de temps j’allais continuer à servir de sac de boxe aux directeurs, préoccupés, fatigués, usés, frustrés auxquels j’ai eu à faire et qui étaient tout sauf un modèle pour moi. Les directeurs pour qui j’ai travaillé étaient ravis de recevoir une employée qui n’était pas à la charge de leur budget, un abus criant. L’emploi du temps me tombait dessus sans aucun planning hebdomadaire et sans se soucier de mes requêtes. Un weekend libre, il n’en était même pas question. L’apothéose ce fut quand une directrice eut une sorte de crise de nerfs dans le magasin un weekend, grondant sans arrêt tout le monde et pour finir, 10 minutes avant que mon service ne prenne fin, m’ordonna de rester encore deux heures. Du reste, tout le temps que je suis restée dans cette chaine, il ne m’a jamais été donné de prendre une initiative. Un commentaire, une question entrainaient aussitôt des réactions de colère et d’agressivité de la part des directeurs censés m’apprendre le métier. Surtout, les employés avaient pour mot d’ordre d’user de n’importe quel moyen pour vendre, comme par exemple mentir en affirmant qu’on avait lu chacun des quelques milliers de nouveaux titres dans le magasin, ce qui équivaut assez à vendre du poisson et faire des recherches en art en même temps. Les exigences étaient incommensurables, chacun de mes actes était examiné sous toutes les coutures et au microscope mais mes droits étaient piétinés dans la boue. Je ne me suis jamais sentie aussi humiliée et écrasée dans un poste.

Les meilleurs boulots, je les ai connus en travaillant dans des bibliothèques, en dispensant des travaux pratiques dans des musées, dans des ateliers de création, de design avec couture et qui étaient rémunérés au salaire minimum ou presque. L’écart vertigineux entre les exigences des employeurs et le salaire minimum me rendait malade. Je travaillais si dur et tant d’heures pour rester fauchée et frustrée, fatiguée et nerveuse, privée de temps pour des loisirs.

Par contre, mon travail ces dernières années est de l’art. Je gagne ma vie et la paix intérieure est un enchantement, surtout quand elle s’accompagne de pics de création, immense compensation.

Alors, pour en revenir au lien entre la souffrance et la créativité, il faut se souvenir qu’un artiste qui doit aussi gagner son pain avec des jobs autres que son art, qu’il peut souffrir à en perdre la raison. Quiconque s’imagine qu’un artiste ne devrait pas gagner sa vie de son art pèche contre les artistes et la créativité. Il en va de même pour un chef talentueux obligé de travailler dans des ventes, un historien de nettoyer des maisons, un ingénieur de servir dans des restaurants.

La souffrance, à mes yeux, c’est une vie qui n’atteint pas son potentiel et rate ses centres d’intérêt. L’art, le vrai, est créé dans des conditions décentes et lorsque les ressources existent concrètement, telles le temps, l’argent et l’espace, comme l’avait déjà dit Virginia Wolf dans son livre A room of one’s own [une chambre pour soi].

1. cf. Musset, La nuit de mai : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux, Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots. » .

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